Salut à tous ! smile
A l’occasion de la sortie très prochaine de Derrière le désert, je vous propose de découvrir le troisième chapitre.
Bonne lecture !
« Une ville blanche »
— Qu’est-ce qu’il y a derrière le désert ?
— Une ville.
— Comme la nôtre ?
— Non. Une ville blanche.
×
Ce matin-là, il est parti avant que le soleil ne se lève. Devant, le ciel est encore noir, alors que derrière, il commence déjà à s’illuminer.
Le silence est total. Le vent ne hurle plus à ses côtés. Seul le silence l’accompagne. Le silence et les étoiles qui commencent à s’effacer à l’horizon.
×
Avec la saison des bourrasques, il y avait beaucoup à faire. C’était à ce moment de l’année que commençait la récolte. Puis, on consignait tout et on descendait les sacs dans les sous-sols, à l’abri du vent.
Mais cette année-là, Mara n’avait pas tellement le cœur à l’ouvrage. Depuis l’arrivée de Vardan, le désert était devenu bien plus attirant. Elle pouvait passer de longues minutes à le fixer sans pouvoir en détacher les yeux. Et puis, elle le sentait qui l’appelait.
Le pire, c’était la nuit. Elle se réveillait en sueur, le cœur battant la chamade. Et les images de la ville blanche dansaient devant ses yeux. Parfois, elle se levait, poussait la porte et marchait dans le village endormi. Parfois, elle se posait dans la nuit face à la plaine infinie. Parfois, elle restait là jusqu’à l’aube.
En journée, elle arrivait à faire taire l’appel. Mais il suffisait qu’elle s’arrête un moment et elle l’entendait à nouveau, plus distinct que jamais. Plus séduisant que jamais.
Elle n’arrivait à vraiment calmer cet appel que le soir. Parce que le soir, elle montait voir le coucher du soleil au sommet du colombier. Et alors, son regard pouvait plonger en toute confiance dans le paysage familier. Elle pouvait laisser libre cours à son imagination.
Les premiers jours, elle avait été gênée par la présence de Vardan. Ce colombier avait toujours été un endroit de solitude. Elle ne voulait pas d’intrus. Mais cet intrus poursuivait le même rêve qu’elle. Mieux – lui, il était vraiment parti. Et il allait bientôt repartir dans le désert.
Alors, elle avait accepté sa présence.
Oh, il ne la gênait pas beaucoup. Quand il avait compris qu’elle venait là tous les jours, il s’était arrangé pour ne pas s’y trouver, pour ne revenir que quand elle partait.
Au bout de trois jours, elle lui avait dit qu’il pouvait rester, s’il le voulait. Et elle lui avait demandé de parler de son voyage.
×
Avec le soleil, c’est le vent qui est revenu. Pas aussi fort que la veille. Non, aujourd’hui, il ne l’oblige pas à s’arrêter. Il peut continuer malgré la poussière.
Mais la fatigue semble lui jouer des tours.
Alors qu’il avance dans le brouillard brun, il aperçoit des choses. Juste du coin de l’œil.
Une silhouette. Peut-être une femme. Elle est vêtue de chiffes écrues de la tête aux pieds. Et elle marche. Là, juste devant lui.
Elle marche et elle ne se retourne pas.
×
L’état de santé de Bechka commençait à inquiéter Mara.
La vieille femme tentait de ne pas montrer sa fatigue, mais Mara voyait bien qu’elle préférait passer une grande partie de son temps enfermée dans la maison. Loin de la chaleur et de la lumière crue du soleil. Mara avait essayé de lui parler pour voir si elle pouvait faire quelque chose. Elle avait tenté plusieurs fois de la faire sortir. Mais Bechka avait juste secoué la tête et dit dans un froissement de rides que Mara n’avait pas à s’inquiéter.
Ça faisait déjà longtemps que la vieille femme ne participait plus aux récoltes. Mais les années précédentes, elle était restée à l’air libre, assise à l’ombre à observer de loin. Parfois, elle râlait même qu’elle n’était pas si impotente et qu’elle pouvait faire sa part du travail. Mais pas cette année.
Et, avec tous les ramassages, Mara n’avait guère eu le temps de rester auprès d’elle. Qui aurait cru qu’une terre aussi morte pouvait fournir une telle récolte. Chaque année, ce paradoxe étonnait Mara. Chaque année, elle se demandait à quoi ressemblerait ce paysage aride avec des arbres.
Le dernier jour de la récolte, le ciel s’assombrit avant l’heure. D’épais nuages noirs arrivèrent du désert. Pas de la poussière, comme d’habitude. Non, ces nuages-là apportaient la pluie. Même mieux – un orage.
Les orages étaient tellement rares que tout le monde s’arrêta dans sa besogne pour fixer l’horizon. On pouvait déjà apercevoir des éclairs au loin. Le tonnerre n’allait pas tarder.
On s’activa pour rentrer les derniers sacs.
Mara en profita pour filer directement rejoindre Bechka.
Ned l’avait devancée. Quand elle rentra dans la maison, elle les vit en grande discussion. Enfin, c’était surtout Ned qui parlait et Bechka qui écoutait, un sourire absent sur les lèvres.
×
La silhouette avance toujours au même rythme que lui. Exactement au même rythme. Il lui a suffi d’accélérer pour qu’elle accélère. Il s’est arrêté, elle aussi.
Il essaie de l’appeler, de lui demander qui elle est, ce qu’elle fait là.
Elle ne répond pas, elle ne se retourne pas.
Il l’appelle de nouveau. Par un nom. Mara ?
Mais elle continue de marcher.
×
Dehors, la pluie commença à tomber. Elle ne s’embarrassa pas de préliminaires, le déluge fut immédiat.
Mara la regardait tomber depuis le perron de la maison. Contrairement aux tempêtes de poussière, cette fois, il n’y avait pas besoin de se calfeutrer à l’intérieur. Comme les maisons étaient toutes surélevées, l’eau ne risquait pas d’inonder.
— Ferme cette porte, entendit-elle derrière elle.
Elle se retourna et vit Bechka clopiner dans sa direction. La vieille femme ne pouvait plus faire un pas sans s’appuyer sur son bâton. Elle s’arrêta à côté de Mara et son regard se perdit un moment dans les trombes d’eau qui dégringolaient du ciel. Finalement, elle s’assit sur un tabouret à côté de la jeune fille.
Elle ne dit rien, ne demanda plus de refermer la porte. Elle semblait égarée dans ses propres souvenirs.
— Où est ton frère ? demanda-t-elle finalement.
— Chez Karist.
Bechka grogna. Elle devait sûrement se douter que Ned était encore parti du côté des ruines.
La pluie ne faiblissait pas. Mara espéra que Ned avait eu le temps de se mettre à l’abri. Son frère manquait parfois cruellement de jugeote. C’était l’une des raisons pour lesquelles elle n’était pas encore partie dans le désert. Pourtant, l’appel résonnait tous les jours. Mais elle ne pouvait se résoudre à laisser Ned tout seul avec Bechka. Peut-être dans quelques années. Mais Vardan n’attendrait pas quelques années. Si elle voulait partir avec lui, il faudrait qu’elle se décide à la fin de la saison des bourrasques.
Elle se surprit à cette pensée. Comment pouvait-elle envisager de partir, surtout avec cet étranger ? Si elle partait, elle laisserait tout ce qu’elle connaissait derrière elle. Mais…
Mais si elle partait, elle pourrait enfin voir ce qui peuplait ses rêves, aussi bien nocturnes qu’éveillés. Elle pourrait atteindre cette ville derrière le désert. La ville blanche.
Bien sûr, elle savait qu’il était plus que probable que derrière le désert, il n’y ait qu’un autre désert. Mais elle préférait chasser cette pensée quand elle lui venait à l’esprit. Parce que si elle acceptait cette possibilité, cela voulait dire qu’elle acceptait aussi de passer sa vie dans ce monde uniformément brun et poussiéreux.
— J’ai parlé avec le professeur aujourd’hui.
Mara s’arracha à ses pensées pour revenir vers Bechka.
— Il est passé, continua la vieille femme. Il voulait discuter avec toi.
— De quoi ?
— T’auras qu’à lui demander.
×
Le vent souffle, souffle, souffle et charrie des voix.
Parfois, il distingue son nom. Mais aussitôt, il se dit qu’il a juste trop d’imagination.
Pourtant, la femme qui marche devant lui est toujours là.
Est-ce qu’elle aussi, elle est une création de son esprit ?
×
Le professeur, Mara ne connaissait même pas son nom. Elle savait juste qu’il était là depuis un bon moment. Il était arrivé au village bien avant sa naissance.
Si elle en croyait ce qu’on racontait, c’était un voyageur. Peut-être que lui aussi, dans le temps, il avait entendu le désert. Peut-être pas. Quoi qu’il en soit, il était arrivé dans leur village et n’en était plus jamais reparti. Personne ne savait exactement pourquoi.
Avec lui, il avait ramené des livres, plein de vieux livres qui avaient dû voir l’Ancien Monde. C’est dans l’un d’entre eux que Mara était tombée pour la première fois sur la ville blanche. Elle était restée un long moment à observer la page jaunie et cornée, elle avait caressé l’illustration des doigts. Puis, elle avait demandé qu’il lui raconte.
C’était il y a une dizaine d’années. À présent, l’homme qui lui faisait face était un vieillard, aux cheveux blanchis et à la peau brunie par le soleil du désert.
Mais au fond de ses yeux, il y avait toujours cette étincelle qui le faisait paraître incroyablement vivant.
— Je vais repartir, Mara, dit-il en guise de salutations.
— Repartir ? répéta la jeune fille.
Son regard s’égara alors sur l’école qu’il avait montée dans une bicoque, sur les livres qui y étaient rangés bien sagement. Elle se rappela de la première fois qu’elle avait mis les pieds ici.
— Repartir où ?
— Chez moi.
— Mais…
— Et je voudrais te laisser les livres. J’en ai ramassé beaucoup trop ces dernières années. Ni eux ni moi ne supporterons le voyage.
Un large sourire étira ses traits à cette dernière remarque. Mara, elle reporta son regard sur les ouvrages.
— Et l’école ?
Cette fois, le sourire s’effaça du visage du professeur, ses traits se firent fatigués et les étincelles de ses yeux ne furent plus qu’un lointain souvenir.
— Elle ne sert plus à rien, Mara. D’ici un an, il n’y aura plus d’enfants à qui apprendre.
Comme pris d’une soudaine lassitude, il tira un tabouret et s’assit dessus.
— Le village ne va pas bien, tu sais. Ça fait des années que je l’observe. Les gens partent et ne reviennent pas. Et ceux qui restent dépérissent. Je pense…
Il poussa un soupir et son regard balaya la pièce.
— Je pense que c’est à cause du désert.
×
La poussière l’entoure toujours. Lui et la silhouette devant lui.
Il a cessé de l’appeler. Il se contente de la suivre.
Enfin, pas exactement.
Il ne la suit pas. C’est elle qui lui emboîte le pas. Mais en marchant devant.
×
Ce jour-là, Ned avait réussi à entraîner Mara jusqu’aux ruines. Comme aucune tempête ne semblait se préparer, elle s’était laissé faire. Cependant, elle ne comprenait pas vraiment ce qui attirait son frère vers cet endroit. Et elle était encore trop préoccupée par les paroles du professeur pour penser à autre chose.
— Regarde ! s’exclama-t-il alors qu’ils pénétraient dans une ancienne rue.
Et tout à coup, Mara comprit. Elle vit dans ses yeux que cette ville en ruines produisait le même effet sur lui que le désert sur elle. Même s’il l’avait voulu, il n’aurait pu se passer de ses petites visites dans cet amas de vieilles pierres. Et tant pis si on racontait que l’endroit était maudit.
Elle jeta un regard par-dessus son épaule. On pouvait apercevoir le village au loin. Il ne se résumait en tout et pour tout qu’à un agglutinement de maisons brunes. La seule chose qui ressortait à cette distance, c’était le vieux colombier et son toit écroulé.
Ils finirent par arriver sur ce qui ressemblait à s’y méprendre à la place centrale. Elle avait dû être bordée par des maisons, mais maintenant seuls quelques murs subsistaient. Sur certains d’entre eux, Mara parvint à distinguer des inscriptions, des noms d’enseignes.
Elle avait entendu parler de ces anciennes villes, très différentes de leur village. Elle n’avait pas très bien compris comment elles arrivaient à fonctionner.
Finalement, ils s’assirent sur le sol, à l’ombre d’un muret resté intact.
— Je t’ai vue, dit Ned en évitant soigneusement de croiser ses yeux. Tu n’arrêtes pas de fixer le désert.
Il regardait toujours au loin.
— Tu ne vas pas partir, hein ?
— Te me l’a dit. Tu t’es déjà demandé sur ce qu’il y avait derrière le désert.
— Plein de fois. Mais ce n’est pas pour ça que j’irai le traverser.
— Et si derrière le désert, il y avait vraiment quelque chose ? Imagine, une ville. Pas comme la nôtre. Complètement blanche. Ou une forêt. Une immense forêt.
— Une forêt ?
— Et peut-être que derrière le désert, il y a d’autres gens qui vivent. Et comme nous, ils se demandent ce qu’il y a derrière le désert. Comme nous, ils n’osent pas partir le découvrir.
— S’ils vivent dans une ville blanche, quel intérêt ils auraient à aller dans le désert ? Ils ont déjà tout ce qu’ils veulent.
— Donc tu peux imaginer ça. Est-ce que tu ne voudrais pas le voir ?
— Le voir, si. Mais partir vers nulle part en laissant tout derrière, non.
— Moi, si.
Il tourna finalement la tête dans sa direction. Mara vit la brise agiter ses boucles brunes et elle lut du reproche dans son regard noir. Elle comprit aussi à ses yeux brillants qu’il essayait de retenir ses larmes, qu’il ne voulait pas montrer de faiblesse. Assurément, il avait beaucoup grandi.
— Je ne veux pas vous laisser, toi et Bechka. Je suis sûre que tu le sais. Mais quand je regarde le désert, je le sens qui m’appelle. Et c’est bien plus fort que moi.
— C’est lui, pas vrai ?
— Qui, lui ?
— Ce Vardan. C’est lui qui t’a convaincue d’y aller.
— Vardan ? se déconcerta Mara.
— Ne viens pas me dire que cette décision de tout laisser, ce n’est pas à cause de lui.
— Qu’est-ce qu’il viendrait faire là-dedans ?
— Tu l’as dit toi-même. C’est lui qui t’a parlé de cette ville blanche. C’est lui qui t’a raconté tous ces trucs qui ne sont pas vrais.
— Ça, tu n’en sais rien. Peut-être bien qu’il y a une ville blanche derrière le désert.
— Peut-être.
Ned baissa les yeux.
— Je ne veux pas que tu partes.
×
Le soleil couchant filtre à travers la poussière.
La femme est partie comme elle est venue. Dans un nuage de poussière.
Il est vraiment seul maintenant. Seul au milieu du désert.
Il fixe l’horizon à s’en faire saigner les yeux. Rien, il n’y a absolument rien d’autre que la plaine infinie et la poussière. Aucune ville, aucune forêt. Rien de tout ce dont parlait Mara.
Mais il ne perd pas espoir.
Il avancera. Il avancera tant qu’il le pourra. Il marchera dans ses pas. Il passera là où elle est passée.
Et comme elle, il découvrira cette forêt.
Merci d’avoir suivi ce troisième chapitre et à demain pour la sortie du roman !